C’est un sacré tata !

      Morondava, côte ouest de Madagascar. La tentation du sud te pousse à chercher un moyen de transport. L’avion? Il monte à Tananarive avant de redescendre à Tulear, avec un jour de battement et une addition salée… Le 4X4 de location avec chauffeur est prohibitif lui aussi et on paye le retour à vide.

     – Et il n’y a pas de « taxi-brousse » comme ailleurs ?
– Non, pas pour le sud, vasaha*. Il y a trop de brigands dans la brousse !
– Je ne peux pas rester bloqué là !
– Il y a bien le Tata, mais…
* « vasaha » : prononcer vasa, nom générique donné à tout étranger blanc.
Au « mais » évoqué, on sent que l’affaire prend une tournure énigmatique, voire louche !
Le « Tata » ! C’est la marque, indienne, du véhicule susnommé. 10 roues, dont 4 motrices, une garde au sol de 70 cm. Un camion, donc. Point du tout : un bus ! 75 places officielles : déjà monstrueux…

       Arrivés chez « Mon ami » (c’est le nom de la compagnie !), on réserve sa place sur un vieux cahier d’écolier où ont été sagement tracées, à la règle, 10 rangées de 8 cases figurant les sièges. 80, le compte est presque bon.
Au bureau de Mon Ami     – Mais, euh, je ne vois pas le couloir central dessiné, là…
– C’est normal, il n’y en a pas
– Comment on fait pour entrer et sortir ?
– On passe par-dessus les sièges !
– … ? Bon ! Et il met combien de temps ?
Âpre discussion parmi la demi-douzaine de préposés, ou supposés tels, d’où il ressort… beaucoup de confusion ! Le verdict tombe :

– de 30 à… 48 heures.
– Mais alors on s’arrête pour dormir ?

Demi-douzaine de réponses :
– Oui…
– Non non!
– Ça dépend !
– Des fois, oui.
– Peut-être…
– On sait pas…

       Départ demain à 9 heures. Bon, ça, on sait depuis le premier jour à Madagascar, ça veut dire « aux très larges environs de, si tu es dans un jour de chance».

       Le lendemain, tu arrives quand même vers 9 heures, pour le cas où il y aurait un miracle. Et tu as la confirmation que les miracles n’existent pas. Vers 10h30 tu fends la foule assise en cercle tout autour du bus pour demander à la petite dame qui tient le cahier de réservation sous le bras, debout sur la deuxième marche du bus, si elle a une idée de la raison du « poireautage »…

On attend un déménagement !
– Des meubles ? Dans le bus
– Non, sur la galerie où ton sac somnole.

      En effet, la galerie qu’on croyait complète, déjà bâchée, peut largement accueillir table, lit, chaises, coffre et quelques animaux qui changent eux aussi de région. Sauf que le tas hétéroclite stagne désespérément sur la carriole à zébus qui l’a amené.

– Pourquoi est-ce qu’on ne charge pas tout ça sur le toit ?

     Un préposé aux allures de conspirateur s’approche et me glisse à l’oreille, d’un ton mi-affligé, mi-confidentiel : « Il y a un malgache problème… »  On n’en saura pas plus.

     A 11 heures, avec force aboiements des noms, la procédure de montée des passagers est engagée, la crieuse désignant à chacun sa place en accord avec le plan, d’une façon qui décourage de se tromper. C’est une bonne nouvelle, sauf que sur le cahier, les poteaux additionnels qui ont été soudés pour soutenir le toit du véhicule n’étaient pas figurés, et, tiens, justement, il y en a un devant moi ! Facile : un genou de chaque côté, broyé contre le dossier en bois de devant et le tour est joué. Faites-moi penser à éloigner le front du poteau, à 10 cm de mon nez !

     Plus tard, très tard, beaucoup plus tard, tout le monde est assis. Soit une bonne centaine de personnes… On roule pour le livre des records ? Non, mais les enfants jusqu’à douze ans, s’ils voyagent debout entre les jambes de leurs parents ne payent pas, donc ne comptent pas. Pas plus que les petits sur les genoux ou… allongés sous les sièges, sur les sacs de riz. Ne sont pas comptabilisés non plus les 8 ou 9 passagers assis à côté du chauffeur et de son fusil (on vous dit qu’il y a des brigands !), sur le capot intérieur du moteur et ses 65°. Quant à ceux du toit, ils ne sont pas sensés exister. Le compte est donc correct : 75 !

      Midi : le bus klaxonne longuement pour annoncer le départ. Il faut maintenant affronter la piste. Il s’agit en fait du fleuve de boue, hérité de la saison des pluies, qui s’est solidifié en jolies vagues irrégulières… Les mots « ornière » ou « nid-de-poule » sont impropres, imaginez plutôt « crevasse » ou « faille », voire « excavation ». On roule quand même, avec des pointes à 40 km/h, mais la moyenne se situe au tour de 20 à l’heure. Dans le Tata, il fait chaud, très chaud. Pas question de passer bras ou tête par les fenêtres ou les portes : la piste est moins large que le véhicule ! Le Tata se fraie un chemin -bondissant- entre deux rangées de ronces et d’arbustes épineux de 2 mètres de haut qui griffent la carrosserie. Et, tiens, justement, vous avez oublié de me faire penser que le poteau est devant moi : mon front ne vous remercie pas ! C’est terriblement bruyant mais moins que la musique tonitruante de l’unique DVD qui a été lancé dès le départ dans les 4 hauts parleurs de la taille d’un mini frigo, accrochés, par des chaînes, aux porte-bagages : la puissance d’une discothèque de 400 m2… Les Malgaches sont ravis. Nous, on se demande comment supporter ça pendant… ah oui, j’oubliais, on ne sait pas.

      Cela fait 1 heure que l’on roule, quand le Tata choisit de crever : démontage de la galerie (la roue de secours est sous le lit qui est sous les poules qui sont sous les bassines, à l’ombre !). Tout le monde descend, s’accroupit, ravi de cette pause-spectacle, et aussi parce que le cric manuel n’a pas été prévu pour un tonnage pareil. On commente largement, en s’esclaffant si d’aventure le personnel se loupe et prend la manivelle de 12 kilos sur le pied…

      20 heures : on s’arrête, fourbus, rompus, moulus, courbatus,…fracassus ! : pause dîner. C’est le village de Manja, un arrêt où d’autres passagers essaient de trouver une place, l’organisation militaire du placement à Morondava n’ayant pas cours ici. Nos places sont réservées, certes, mais dites-moi ce qui empêche qu’on ajoute un ou deux passagers supplémentaires sur la banquette 6 places déjà occupée par 8 personnes et 4 enfants ?…  Ah, vous voyez !

      1h30 du matin, le bus s’arrête et coupe les moteurs. Il faut traverser le fleuve Mangoky et le bac n’ouvre qu’à 7 heures (malgaches !). On dort où ? Dehors. Il fait 8 degrés. On ne déséquipe pas le toit ce soir : pas de tente, pas de duvets. « On va vous installer un hôtel vasaha ! ». Sympa ces Malgaches. En effet, une bâche plastique est étalée sur le sol de la route en un rien de temps… Les 4 vasahas somnolent, grelottant dans leurs vêtements jusqu’à 6 heures, moment où le lémurien apprivoisé du voisin vient sautiller sur un toit en tôle à côté d’eux. De toute façon, c’est l’heure où les Malgaches locaux reviennent, après une nuit confortable à la maison, chercher leurs bagages perchés sur la galerie, à grands renforts de cris sensés renseigner le préposé sur le sac demandé.

      Plus tard, encore plus tard, toujours plus tard, tandis que le Tata passe sur un bac à moteur, tous les passagers traversent, 4 par 4, assis sur des radeaux de bambou, fesses trempant dans l’eau. On ne s’en étonne pas, encore figés dans les limbes du sommeil frigorifique.

      Plus qu’une petite journée disco dans le Tata, et nous serons à Tulear ! Malgré la fatigue, teintée de résignation et d’ennui, on parvient à partager bonbons, bananes ou ananas avec nos compagnons de torture. Midi, 35°, arrêt en bordure d’un champ de coton : cette fois on a des visions de compagnons d’esclavage !

      17h, les nerfs lâchent : les vasahas provoquent l’enthousiasme délirant des Malgaches quand ils se mettent, au bout du 17e passage du DVD, à entonner le tube africano-rap du moment en malgache phonétique…

       Ce n’est qu’à 23 h, 35 heures après le départ, que le Tata se pose à la station de Tulear. Nous exigeons nos bagages sur le champ, au grand étonnement des habitants qui ne reviendront les chercher que le lendemain. Mais nous, on a peur des « brigands ». « Justement, ne partez pas à votre hébergement à pieds, à Tulear, il y a plein de brigands dans les rues le soir ! ». Bienvenue !

Bilan :

Toutes les infos étaient correctes : « de 30 à 48 heures », « on dort ?, oui, non, peut-être, etc. », « 75 places »…

Et les malgaches problèmes… trouvent toujours une solution !

Le Tata, ce sont les Malgaches qui le résument le mieux : « Le Tata, c’est l’aventure ! »

Article Gilles GAMOT – Photos Annick LANDOUER

Paru dans la revue BOUTS DU MONDE N° 11               


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